« Vivre à Porquerolles, c’est vivre dans un grand jardin tout en ayant l’impression que c’est TON jardin, c’est avoir une grande famille qui n’est pas à proprement parler ta famille. Tu te sens
bien chez toi, même si ce n’est pas chez toi »
Pénétrer dans l’Atelier de Sabine, c’est plonger dans les abysses de l’île, la lumière et la chaleur
humaine en plus. Derrière le comptoir de son atelier, penchée sur une carte marine représentant la
presqu’île de Giens jusqu’au Cap Camarat, Sabine m’invite dans son univers, un crayon à la main. Une
exploration sans fard ni filtre, teintée d’humour, à travers son parcours personnel et artistique, sa vie
quotidienne et son engagement éco citoyen sur l’île.
Sabine fait partie des personnalités de Porquerolles. Artiste peintre installée sur l’île depuis 25 ans,
elle expose régulièrement ses cartes marines, aquarelles, bois flottés et voiles de bateau peints.
Porquerolles est son sujet de création favori, à la fois source et matériau d’inspiration. Elle est l’autrice
de nombreux ouvrages dont ses carnets de mouillage et des livres pour enfants dans lesquels elle fait
revivre les légendes des îles d’Hyères. Elle est également très active dans la vie et l’animation de la vie
porquerollaise.
Née à Paris au début des années 70, Sabine grandit dans les Cévennes où ses parents, architectes,
créent un centre de formation pour jeunes étudiants en architecture. Stimulée par cet environnement
créatif, elle passe son temps, enfant, à dessiner au milieu des étudiants. Après son bac, elle entre aux
Beaux-Arts de Marseille. Elle y suit une formation trop technique à son goût, « apprend à dessiner
juste » et décide de poursuivre son cursus aux Beaux-Arts à Toulon, dont la formation affiche une
dimension plus artistique. Elle en sort Diplômée des Arts et Techniques en 1990. Sa première
expérience chez un architecte lui apprend qu’elle n’est pas faite pour travailler confinée dans un
bureau. Enceinte de son premier enfant durant l’été 1994, elle prépare une exposition à Porquerolles
où elle vient passer ses vacances depuis qu’elle est petite chez sa grand-mère.
De retour à Toulon avec Raphaël, son mari, et leur tout jeune bébé, ils souffrent de la vie citadine. Ils demandent à leurs parents s’ils peuvent s’installer un an sur l’île, le temps que leur fils grandisse un peu. Porquerolles c’est une
histoire de famille pour Sabine et Raphaël dont les grands-mères sont soeurs. Ils vivent au sein de la
communauté des « Joyeux », un regroupement d’anciennes chambres de passe pour marins, dit-on, acquis en indivision par leurs parents. Un lieu à part où toute la famille, jusqu’à 50 personnes, se retrouvent l’été et pendant les fêtes de fin d’année.
La tante de Sabine leur propose de racheter ses parts. « On a cru qu’on se saignait à l’époque », précise
Sabine amusée. La flambée du mètre carré leur fera dire plus tard qu’ils ont fait le meilleur
investissement possible. C’est un local sans fenêtre, ni eau ni électricité. Le sol est en terre battue.
Tout est à faire. Rien d’impossible ni de décourageant pour Raphaël qui partage avec Sabine le goût et
un certain talent pour les travaux manuels. Il réaménage entièrement cet endroit et créé avec Sabine
un lieu à leur image, intime et chaleureux, nimbé de mystère. Raphaël travaille comme maçon avec
l’idée de se mettre à son compte dès qu’il le pourra.
Sabine vend ses peintures sur un pointu amarré au port, et se lance dans la personnalisation de t-shirts. Ils connaissent déjà tout le monde, retrouvent leurs copains de vacances. L’adaptation est immédiate, facilitée par l’entrée de leurs enfants à l’école du village. Qualité de vie, joie de voir ses enfants grandir ici en toute sérénité… L’île pourrait sembler
à certains un lieu de vie exigu et étriqué. Pour Sabine, elle est un terrain de jeux et de découvertes
infini. A l’écouter, tout semble plus grand et plus vaste sur cette île aux contours pourtant délimités.
Le paradoxe tient dans ce sentiment de liberté et de propriété partagée par tous les porquerollais que
j’ai interrogés. « Vivre à Porquerolles, c’est vivre dans un grand jardin tout en ayant l’impression que
c’est TON jardin, c’est avoir une grande famille qui n’est pas à proprement parler ta famille. Tu te sens
bien chez toi, même si ce n’est pas chez toi ».
Sabine limite autant que possible les sorties sur le continent : une par semaine en moyenne. Vivre sur
l’île entretient ce côté sauvage qu’elle a développé enfant, dans le petit hameau de 10 habitants des
Cévennes où elle a grandi. Traverser, c’est s’exposer de plein fouet à une forme d’agression visuelle et
sonore, à l’indifférence et l’anonymat citadins, à l’injonction de consommer que Sabine fuit autant que
possible.
« Je suis encore plus sauvage qu’avant, je ne supporte plus de faire les courses dans un
supermarché. Quand on vit sur l’île, le contraste est saisissant, l’agression plus violente. « Tu ne te dis
pas : tiens je vais aller me balader sur le continent. Non. Quand tu t’y rends, tu optimises ton temps :
rendez-vous médicaux, courses, liens avec les fournisseurs…tu arrives le soir en courant au bateau,
chargé, ruiné, fatigué, avec une seule envie, rentrer ».
25 ans après son installation, Sabine est une figure reconnue de l’île. Ses aquarelles et cartes marines
ornent les murs des restaurants et des résidences principales ou secondaires de l’île. Enfants comme
adultes arborent ses tee-shirts personnalisés. Lulu, la jeune collaboratrice qui l’a rejointe cette année,
a repris le travail de peinture sur textile notamment, permettant à Sabine de se concentrer sur ses
autres créations.
Quand j’interroge Sabine sur ce qui l’inspire et la façon dont elle travaille, si elle note ses idées, elle
me présente un assortiment de carnets à dessins. « C’est mon appareil photo. J’ai besoin de ça. C’est
vital ». Elle ne sort jamais sans. Le carnet de mouillage corse qu’elle vient de publier, par exemple, est
le fruit de 20 ans de navigation et de dessins consignés dans ces carnets.
Sa première rencontre avec les cartes marines remonte à un voyage en Turquie avec Raphaël. Alors
qu’ils s’aventurent dans un vieux cargo rouillé, ils tombent sur un lot de cartes marines abandonnées,
posées à moitié sur la table à cartes, plongées à moitié dans l’eau, rongées par le sel. « J’ai eu
l’impression de récupérer un vieil homme à la mer quand je les ai découvertes ».
Sabine pense s’en servir pour y faire son carnet de voyage. Elle les stocke finalement dans son hangar.
Il faudra une inondation, 15 ans plus tard, pour les exhumer. « Je savais qu’on pouvait dessiner sur des
cartes. Beaucoup d’artistes, tel Titouan Lamazou, peignent sur des cartes marines. J’avais une
exposition d’aquarelles grand format à préparer. Je les ai retournées dans tous les sens, et j’ai peint les
dix cartes ».
Sabine me montre l’une des premières qu’elle a réalisées, et qui représente le phare de
Porquerolles en contre plongée, surgissant derrière un arbre dessiné à partir du relief d’une côte.
L’exposition est un succès. Toutes les cartes sont vendues. A tel point que durant les deux ans qui
suivront, elle offrira un original à tous ceux qui lui apporteront un lot de cartes.
« Jusqu’à peu, je stockais religieusement les cartes de Porquerolles. Un jour, j’en ai eu 7 et j’ai décidé
de faire une exposition. Ça ne me gênait plus d’utiliser les cartes du monde dans tous les sens, par
contre, c’était plus difficile avec les cartes de Porquerolles. Ça m’ennuyait de faire de l’ile un arbre ».
Le travail a été progressif. Sabine ose maintenant prendre les cartes de Porquerolles à l’envers même si
les cartes à l’endroit se vendent mieux.
Contrairement à la plupart de ses clients, ce que Sabine préfère, c’est quand la carte disparait totalement au profit de la création. Elle s’amuse quand les gens n’arrivent pas à retrouver les rivages et les îles, encore plus quand il s’agit de Porquerolles. Je vis l’expérience en direct avec des clients qui observent une carte accrochée face à nous. Sabine leur demande s’ils ont vu Porquerolles. Silence…Il faudra quelques secondes à l’un deux, pour l’identifier, subtilement dissimulée dans la voile d’un bateau. Ce qui plait le plus, ajoute Sabine, c’est quand Porquerolles est centrale, ou lorsque sont représentés des lieux emblématiques de l’île : l’église, la place du village, les Mèdes, le Langoustier…
L’immersion fait partie de sa création. « Quand je peins un arbre, je me sens arbre quand je peins l’eau
je suis liquide ». Pourtant, Sabine répond volontiers aux commandes d’entreprises et de particuliers, quitte à sortir parfois totalement de son univers. Ainsi cette commande, qui lui a été passée dernièrement, pour une représentation sur carte marine du « Rêve de la femme du pêcheur » de Hokusai. Un peu déroutée au départ, elle en a réalisé une interprétation tout à fait personnelle et fidèle à son style.
Sabine peint comme elle raconterait une histoire. Elle aime dissimuler et faire parler les cartes. Elle manie avec poésie l’art de la pareidolie, cette tendance instinctive à associer des images familières à des formes désordonnées dont Archimboldo et Magritte sont les plus illustres représentants. Celui qui aime jouer avec les formes des nuages et des rochers, se régalera devant les cartes de Sabine. Les lignes de fond deviennent des ombres, le banc du Magaud (*) donne son nom à une barque, les routes et les chemins se mélangent à l’entrelacs d’un branchage, une côte se transforme en vague ou en rocher. Ses cartes regorgent de trésors cachés. Il faut parfois être patient, observateur et curieux pour y saisir tout ce que Sabine a voulu raconter.
L’entretien se poursuit avec les questions rituelles.
Sa saison préférée sur l’île. Sabine aime le printemps pour ses couleurs et son calme. Mais pour elle, les saisons sont avant tout ce qui rythme la vie sur l’île et les relations entre les habitants. A l’automne, on pêche le calamar, on ramasse les champignons, on s’invite, on parle de ses voyages à venir autour d’un feu de cheminée…L’hiver, il y a ceux qui partent et ceux qui restent, l’île se vide et tourne au ralenti. Puis vient le printemps, « la ruche se réveille », la saison touristique approche, tout le monde s’active, on retape, on rénove, on choisit ses produits. Pâques lance le début de la saison qui bat véritablement son plein en juillet et août. « On est tous préparés et pourtant on a tous un choc » précise Sabine amusée. Angoisse des premières semaines, le démarrage s’annonce laborieux, puis comme dans un manège qui a mis un peu de temps à prendre son élan, chacun est happé par un rythme qui le dépasse et lui échappe. L’heure de la rentrée scolaire arrive, les touristes repartent, la tempête est passée. Avec l’accalmie, vient le moment de renouer avec le voisinage. Ce cycle des saisons, Sabine l’observe depuis 25 ans de son atelier, un peu excentré de la place du village, à distance suffisante pour s’en extraire quand le besoin se fait sentir.
Car vivre sur une île, c’est aussi pour Sabine, ressentir parfois le besoin vital de s’en échapper. « Je connais mon délai de saturation ». Sabine me confie son envie et son besoin de vacances. Même au coeur de la saison, « au risque de surprendre certains, si le besoin se fait sentir, on s’autorise quelques coupures. On prend le bateau et on retrouve l’anonymat et le calme le temps d’une escapade à Port-Cros ou sur l’Ile du Levant ».
Son endroit préféré
Si elle affectionne particulièrement les petites criques entre le Cap Rousset et le Langoustier à peu près préservées de l’affluence touristique, l’île entière reste un terrain de jeu permanent pour Sabine. Une de ses occupations favorites consiste à rouvrir les chemins de Porquerolles avec sa soeur et ses amies, à l’aide de vieilles cartes, ou à découvrir un angle de vue inattendu sur un lieu qu’elle connaît par coeur.
La « Porquerolles authentique » évoque pour Sabine un temps révolu, ou en passe de disparaitre. Cela la renvoie à l’authenticité des relations entre les gens, menacée de plus en plus par les enjeux économiques. Plus concrètement, ce qui fait l’authenticité de l’île, selon elle, ce sont « Les anciens sur la place qui jouent aux boules, les jeunes qui courent autour, le fait de marcher pieds nus… »
L’image la plus évocatrice de Porquerolles ?
Sabine désigne la découpe de l’île sur l’une de ses cartes marines. Cette forme très identifiable de l’île que certains porquerollais se font tatouer sur la peau, Sabine la porte en bijou autour de son cou.
Sa définition du Porquerollais ?
« Est porquerollais celui qui habite et aime Porquerolles » selon Sabine, qui ajoute « le porquerollais de coeur vaut autant que le porquerollais de souche ».
Sabine voit 2 particularités à la vie insulaire. Premièrement, le sentiment pour l’îlien d’être partout chez lui sur l’ile. Cela tient à la configuration du lieu, à son contour délimité, au fait qu’on en maitrise le contenu. Deuxièmement, le sentiment d’appartenance des insulaires à une grande famille. L’île fait lien pour les iliens. Il suffit que l’on se rencontre en dehors de l’île pour se sentir d’une même communauté, même si on ne partage pas forcément d’affinités au départ. Ce sentiment d’appartenance à la communauté des iliens dépasse Porquerolles. « On se comprend, on partage les
mêmes codes », ajoute Sabine qui a beaucoup voyagé, sur des îles entre autres.
Conseil au visiteur d’un jour
Sabine se rappelle une étude du Parc National qui avait installé des capteurs de fréquentation sur l’île, et avait révélé que plus de 90% des visiteurs se rendaient sur les 3 plages principales : Plages d’Argent, de la Courtade et de Notre Dame. Au visiteur d’un jour, qui souvent vient se perdre sur le chemin de son Atelier, Sabine conseillerait d’aller du côté de la calanque du Cap Rousset, où avec un peu de chance, il pourra encore profiter d’un semblant de quiétude.
Sur la question écologique, « la prise de conscience progresse », indique Sabine. Cela fait 15 ans que son frère et son mari nettoient les plages. Le nombre de déchets a presque été divisé par 2.
Mais beaucoup reste à faire.
« On n’a pas de tri sélectif correct. Des litres d’eau sont déversés parce
que les vannes sur le port sont vieilles et abimées. A l’ère des bateaux hybrides, un audit énergétique a
montré que les navettes étaient les plus gros pollueurs. Or onze compagnies maritimes desservent
Porquerolles ».
Dans le journal local, Porquerolles Infos, dont Sabine dirige la publication, une rubrique, intitulée « Le petit Colibri » tient lieu de forum des gestes éco citoyens : récupérer l’eau de sa climatisation pour arroser les plantes, mettre les affaires dont on souhaite se défaire à disposition de la communauté…Chaque habitant peut contribuer à faire advenir cette île exemplaire.
Toutefois, Sabine est lucide.
« Les sujets sont les mêmes depuis 20 ans. Rareté de l’eau, traitement des déchets, difficulté pour les porquerollais à se loger… Les problématiques perdurent et s’amplifient avec la hausse de la fréquentation.
Pour Sabine, « il faut limiter la fréquentation »
Et pour illustrer son propos, Sabine utilise cette image : «Dans un ascenseur, quand il est affiché « Pas plus de 6 personnes », il en va de sa sécurité, on respecte. La Charte du Parc National indique une capacité d’accueil journalière de l’île de 6500 personnes par jour maximum, quand le pic de visiteurs peut atteindre 8500 personnes par jour l’été. Parce que c’est la nature, alors tout le monde s’en fout. On est en train de s’auto détruire. On est dans un Parc National, l’île devrait être exemplaire ».
Sabine parle avec la même passion de son travail artistique que de son engagement social et éco citoyen au service de l’île. Elle fait parler ses cartes marines et s’engage pour que celles-ci aient encore quelque chose à raconter aux générations à venir.
Pour aller plus loin
Pour découvrir le travail de Sabine: http://www.atelierdesabine.com/
(*) Le banc du Magaud est un vaste plateau immergé situé à l’est de l’île du Levant. Il remonte jusqu’à 68 m et atteint 350m de profondeur. Il abrite une riche faune profonde de brachiopodes et de coraux. https://inpn.mnhn.fr/zone/znieffMer/93M000083