« A cette époque, on faisait ce qu’on voulait, on était libres, on était heureux…»
Pour ouvrir cette nouvelle année, et fêter les 4 ans de Fragîle ce mois-ci, je vous propose un épisode un peu spécial, un retour aux origines du podcast avec le premier invité que j’ai rencontré en 2019, un épisode inédit que je n’avais pas encore diffusé jusqu’alors.
Louis nous a quittés en janvier 2023 à l’âge de 97 ans. Surnommé affectueusement Loulou, il était le doyen de Porquerolles, ancien propriétaire du restaurant la Grillade, devenu la Calanque. Il a vécu près d’un siècle sur l’île ponctué d’épisodes parisiens et dans le sud de la France.
Quand je l’ai rencontré en 2019, je ne savais pas encore à l’époque que j’allais réaliser ce podcast, je voulais juste échanger avec les habitants de Porquerolles, cette île qui me bouleversait (et me bouleverse toujours) les entendre raconter leur île. Nous avons parlé des heures ensemble, beaucoup ri aussi, même si Louis se sentait déjà un peu diminué. De ces heures de discussions, il m’a fallu un peu de temps pour rassembler ce qui pourrait constituer un épisode retraçant les grandes étapes de sa vie porquerollaise. Avec une pensée toute particulière pour sa famille, en mémoire de Louis, de son regard pétillant et de sa voix chantante, et pour fêter les 4 ans de Fragîle, je suis heureuse de vous partager cet épisode.
Avec Louis on a parlé d’odyssée, de pêche, d’Italie, de chaudronnerie, de liberté, de restaurant, de la période Fournier et du père Séraphin….
Découvrez le récit de son histoire.
Louis a 94 ans quand je le rencontre pour la première fois, l’œil rieur et la parole libre et spontanée. A Porquerolles tout le monde l’appelle Loulou. Il a immédiatement accepté de témoigner. « Ça me fera de la visite » m’a-t-il confié. Pourtant sa parole est rare, je mesure la chance d’avoir passé ces quelques heures avec lui. Avec Raymonde Riou et Jimmy Bardy, il fait partie des doyens de l’île (Jimmy Bardy et Raymonde Riou nous ont quittés aussi depuis).
Il me reçoit chaleureusement dans sa maison rue de la Ferme. Nous nous installons à la table du salon. Quelques journaux et courriers administratifs tapissent la table, au milieu desquels deux calendriers. Tous les rendez-vous et visites y sont consignés dans une petite écriture fine et serrée. L’entretien va durer 2 heures. Le temps pour Louis de retracer plus d’un siècle de vie à Porquerolles : de l’arrivée homérique de ses grands-parents sur l’île à la fin des années 1880, à son départ brutal pour Paris au début des années 50, puis son retour inattendu à Porquerolles au début des années 70.
Il y a 2 mois, Louis a subi un AVC. Depuis, sa mémoire lui joue des tours, certains noms ou dates se dérobent, il s’en agace. Il sourit à l’évocation de certains souvenirs, son visage s’éclaire et ses yeux brillants suggèrent l’homme bon vivant.
L’histoire de Louis démarre sur une île : Ponza, la plus grande de l’archipel des îles pontines en mer Tyrrhénienne. On est à la fin des années 1880 en plein mouvement migratoire, l’un des plus importants de l’histoire. Ponza, le paradis d’Ulysse devenu celui des touristes aujourd’hui, n’existe plus ou pas encore. Pendant un siècle, plus de 26 millions d’Italiens vont quitter l’Italie. Les grands parents de Louis seront de ce voyage vers une terre nouvelle emportant rêves et espoirs d’une vie meilleure.
A Ponza, ils vivent tant bien que mal de la pêche, dans une habitation troglodyte, sorte de grotte en terre friable avec leurs deux jeunes enfants (futurs père et oncle de Louis). Les conditions de vie sont difficiles. Le grand-père de Louis a 40 ans, il songe à quitter Ponza. Le chant des sirènes s’élève au large de Marseille où s’est installée une partie de sa famille. Parmi les ports d’accueil méditerranéens, ce sera donc celui de la cité phocéenne, quand beaucoup d’italiens choisissent l’Algérie. Avec sa femme, de 20 ans sa cadette, « un écart d’âge qui ne plaisait pas à l’époque » souligne Louis, et ses 2 enfants de 5 et 7 ans, Silverio Goglia décident de prendre la mer.
Ils chargent leur bateau de tout ce qu’ils possèdent et rejoignent la côte napolitaine. C’est un bateau de pêche d’une dizaine de mètres en bois lourd et épais. Le voyage prendra des mois, une véritable odyssée. Ils remontent la côte à la seule force du vent et de leurs bras, toutes voiles et rames dehors, s’arrêtant dans les ports et les criques pour vendre et échanger le fruit de leur pêche contre du pain et du lait.
Ils font une première escale à Menton. La grand-mère de Louis s’y plait bien, la vie y semble douce, on leur propose même de s’installer…Mais son mari ne l’entend pas de cette façon. « Mon grand-père était buté » sourit Louis, en ajoutant « Il n’y avait que Marseille qui comptait ! ». Ils laissent Menton derrière eux et après quelques semaines de navigation s’apprêtent à débarquer à la Tour Fondue quand une terrible tempête s’abat sur la presqu’île et les pousse jusqu’à Porquerolles. Ils s’échouent sur la plage du Langoustier en pleine nuit, leur embarcation remplie d’eau.
Louis précise que la première fois que sa grand-mère lui a raconté le récit de ce naufrage alors qu’il n’avait qu’une petite dizaine d’années, il ne l’a écouté que d’une oreille. Ce n’est que bien plus tard qu’il en saisira le caractère épique et totalement incroyable.
A l’époque, l’île appartient à Léon de Roussen, rédacteur du Journal « La république Française » qu’il a rachetée en 1881 pour en faire une exploitation agricole. Une colonie employée au défrichement de l’île et regroupant une centaine de jeunes envoyés par l’Assistance publique de Paris est hébergée à la Fabrique du Langoustier. Jusqu’en 1876, le Langoustier abritait en effet une fabrique de soude utilisée dans la fabrication du savon de Marseille. Porquerolles avait été choisie pour son isolement par les autorités marseillaises en raison de la pollution engendrée par l’exploitation.
Par chance, le lendemain de leur naufrage au Langoustier, les grands-parents de Louis rencontrent un napolitain. Il les prend sous son aile, leur trouve des vêtements, les héberge et leur donne à manger, pendant quelques jours. Avant de le quitter, pour le remercier, le grand-père de Louis pêche pour lui quelques langoustes. Soucieux de leur devenir, il leur conseille d’apporter le fruit de leur pêche au village (auquel ils ne sont pas encore descendus depuis leur naufrage) pour en tirer un peu d’argent.
Les semaines passent, la pêche est un succès. Louis, précise qu’ils pêchaient alors la langouste aux casiers (n’étant pas équipés de filets), technique qui perdure encore aujourd’hui. Ses grands-parents vont finalement renoncer à rejoindre Marseille et s’installent à Porquerolles. Ils n’en repartiront plus.
Louis ne s’étend pas sur les premières années de vie de sa famille à Porquerolles.
En 1912, François Joseph Fournier, aventurier belge qui avait fait fortune au Mexique en exploitant les mines d’or et d’argent, rachète l’île pour l’offrir à sa femme en cadeau de mariage. Il fait immédiatement réaliser d’importants travaux d’exploitation agricole, créé une coopérative, des fermes, un vignoble, un jardin botanique : un modèle où développement rime avec harmonie sociale. En plus de leurs salaires les ouvriers, sont logés, nourris, blanchis. L’enfilade de maisons qui se trouvent rue de La Ferme, et où habite désormais Louis, servait à loger le personnel.
Louis reprend le cours de son récit à la mobilisation de son père par les Italiens en 1914. De retour du Front en 1918, son père se fera naturaliser français. Il rencontre sa femme Laurence Canessa, à Porquerolles. Originaire de Sainte Marguerite, petit village près de Portofino, elle venait passer la saison avec sa famille dans le sud de la France pour y pêcher, car le poisson s’y vendait à bon prix et les fonds étaient plus poissonneux qu’en Italie. Ils se marient et s’installent ensemble sur l’île.
Le père de Louis qui avait passé son permis de conduire pendant la guerre est embauché par la famille Fournier comme chauffeur pour charrier le matériel, et sa mère comme blanchisseuse.
Louis nait en 1925. Il va à l’école du village avec les autres enfants. Il se souvient que le couple Fournier, en plus de tous les corps métiers, avait fait venir un médecin, un curé et 3 religieuses d’une congrégation belge, qui s’occupaient des enfants après l’école pour permettre aux parents de travailler à la vigne. Louis reconnait le talent de gestionnaire de FJ Fournier qui a œuvré toute sa vie pour que Porquerolles puisse fonctionner en autarcie. Il se rappelle aussi les baptêmes et autres cérémonies religieuses qui étaient l’occasion de grandes fêtes auxquelles tout le village était convié. Il évoque notamment l’une d’elle à laquelle FJ Fournier avait convié « l’évêque de Fréjus ainsi qu’une armée de curés ». Il avait taquiné Lelia Le Ber, une des filles Fournier, lui indiquant que dans l’église, tous n’avaient pas été logés à la même enseigne, les ecclésiastiques confortablement installés sur des fauteuils aux assises généreusement rembourrées, quand les porquerollais se disputaient l’inconfort des bancs en bois. Ils en avaient ri ensemble.
Il passe son certificat d’études et commence à travailler à 14 ans. Son père qui n’avait pas reçu d’instruction, mais dont Louis vante l’intelligence et l’habileté, l’initie à la pêche dans l’espoir qu’il prenne sa suite.
FJ Fournier meurt en 1935. Des tensions naissent au sein de la famille Fournier. Monita, l’ainée des enfants Fournier, reprend la gestion de la propriété.
Pendant la seconde guerre mondiale, l’île est occupée par les allemands et évacuée. Louis a une quinzaine d’années, il réside avec ses parents entre Hyères et Ramatuelle. A son retour à Porquerolles à la fin de la guerre, il est embauché par Monita Fournier, devenue Mme Richet.
Un jour, il rentre de sa journée de travail un peu plus tôt que d’habitude et s’en trouve sanctionné. Une retenue d’argent est faite sur son salaire. Louis a du caractère. Face à cette situation qu’il juge injuste, il décide de démissionner. On est en 1950, un ami qui vient depuis de nombreuses années à Porquerolles en vacances l’encourage à quitter l’île pour Paris où le travail ne manque pas. Il ne réfléchit pas longtemps et accepte sans trop se poser de questions. Son père ne comprend pas, sa mère est désespérée. Louis a 25 ans, il ne connait que Porquerolles. Que va-t-il faire à Paris ? Il sourit en se rappelant l’énorme caisse garnie de draps et de linge que sa mère avait préparée pour son départ et qui ne lui sera d’aucune utilité une fois à Paris.
Son ami alors bibliothécaire au sénat, l’héberge chez lui. Il a beaucoup de relations en politique, des actions dans une grosse entreprise de chaudronnerie. Qu’à cela ne tienne, Louis apprendra la sidérurgie. Il intègre les Arts et Métiers, obtient un CAP et un brevet professionnel.
Il rencontre sa femme Marie-Rose en 1955 à Paris. Louis gravit les échelons, et finit assimilé cadre dans l’usine de chaudronnerie qui l’emploie.
En 1961 ils quittent Paris. Louis trouve un emploi de superviseur dans l’installation des postes de péages dans le sud de la France à Mougins qu’il occupera pendant une petite dizaine d’années. Ils s’installent avec sa femme, achètent une maison, une voiture, « ils ont une bonne situation ». Ils partent ensuite à Sanary où Louis travaille comme chaudronnier en tant que chef d’atelier.
Ses parents restés à Porquerolles font l’acquisition du restaurant La Calanque. Louis décide de rentrer avec sa femme et ses enfants à Porquerolles en 1971. Il s’imagine marchand de légumes mais sa femme souhaite reprendre le restaurant.
Louis est heureux de rentrer à Porquerolles, il a gardé de bons liens avec les porquerollais dont il a conservé de nombreuses amitiés pendant ses années loin de l’île.
Au démarrage, sa mère faisait la cuisine puis ils ont engagé un cuisinier. Bien que ce ne soit pas son domaine, Louis s’occupe de la gestion et de la comptabilité. Le restaurant ouvre entre Pâques et mi-septembre, puis pendant les vacances de la Toussaint. Louis prend goût au métier de restaurateur, il pêche. Le tourisme se développe, ce sont presque essentiellement des parisiens qui séjournent à l’Arche de Noé ou au Grand Hôtel en face du Restaurant L’Escale.
Pendant les mois de fermeture du restaurant, ils partent en voyage avec sa femme, en France, en Italie, en Espagne en Autriche…Quand l’hiver lui semble un peu long, sa femme part rendre visite à sa famille dans la Nièvre ou à sa fille à Sanary. Son fils Olivier reprend le restaurant avec sa femme en 1985.
Louis me parle d’une époque révolue pour lui. Son bateau, la pêche, la chasse, les amis. « A cette époque-là on faisait ce qu’on voulait. On était libres, on était heureux quoi. Il suffisait de peu de choses. Tout ça c’est fini ». Il est nostalgique d’un temps où vivre à Porquerolles était synonyme de liberté, de parties de chasse et de pêche entre amis.
Le regard que Louis porte sur l’évolution de l’île est lucide, résigné et pragmatique.
Rien ne l’a surpris dans les changements intervenus sur l’île ces dernières années. « Tout se fait dans l’ordre, tout vient de l’origine des choses. Ça a suivi la vie normale », explique-t-il avec détachement. Il se souvient des débuts du Parc national, des bons échanges qu’il a eus avec Emmanuel Lopez quand celui-ci était à la direction du Parc. Quand je l’interroge sur sa perception de l’arrivée de La Fondation Carmignac, il me répond tranquillement que ce n’est pas de son âge.
Son sens pratique ressurgit quand je lui demande s’il voit des améliorations possibles pour la vie de l’île. Il répond spontanément qu’un accostage dédié pour les bateaux de marchandises, distinct de celui des navettes de tourisme, serait une bonne chose et que les camions de marchandises devraient partir du port d’Hyères et non pas de la Tour Fondue.
Nous terminons notre échange en feuilletant le livre de photographies « Les années douces » de Bernard Pesce, un ouvrage sensible où les photos de la nature fragile, côtoient les visages d’hommes et femmes d’une Porquerolles d’avant, celle que Louis a connue. Louis découvre le livre pour la première fois. Il commente les photos, reconnait des amis, se réjouit, raconte des anecdotes, s’arrête silencieux, presque recueilli devant certaines.
Devant la photo du Père Séraphin (*), il s’arrête longuement et me raconte avec tendresse plusieurs anecdotes dont une de ses parties de chasse près du Fort de la Repentance avec son chien. Alors qu’il guettait un lapin qui s’était dissimulé dans le ruisseau longeant le fort, le père Séraphin lui avait fait une peur bleue surgissant d’une fenêtre du Fort et lui indiquant dans un éclat de voix la trajectoire du lapin pris en chasse. Ou encore cette autre où le Père Séraphin donnait une conférence au Fort de la Repentance et durant laquelle Louis l’avait subitement interrompu, quand il avait mentionné l’usage des canons des Mèdes par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale. « Vous dites des bêtises, tout est faux dans ce que vous racontez » lui avait lancé Louis, taquin mais déterminé à rétablir la vérité, pour corriger un fait historique dont il avait été non seulement témoin mais acteur. En 1939, les Allemands qui occupaient l’île avaient donné 8 jours aux habitants pour partir. Avant l’évacuation de l’île, Louis avec l’aide d’un mécanicien, ouvrier du Domaine, dénommé M. Dragon avait saboté les canons de la batterie des Mèdes en tapant dessus avec une masse les rendant totalement inutilisables par les allemands. Nous poursuivons notre voyage dans les souvenirs de Louis. Devant une photo de jolies jambes nues, croisées et sans visage, dont je lis la légende qui nous révèle le nom de sa propriétaire, Louis pousse un « Ah » mi étonné, mi amusé et ajoute tout sourire « C’est ma voisine ! ».
Sur l’une des photos, Louis est photographié debout, appuyé contre un mur devant un bougainvillier. La photo occupe une pleine page. « Elle date d’il y a 2, 3 ans maximum » me dit-il ajoutant, « j’étais encore en forme ». « Avant l’orage… » c’est ainsi qu’il a légendé la photo pour moi.
Je comprends en l’écoutant que l’île est le lieu de ses souvenirs, de sa jeunesse perdue, douce et belle. Ses souvenirs sont indissociables du lien qu’il entretient avec l’île. Aucune distanciation n’est possible entre Louis et l’île. Les émotions ne se racontent pas, elles sont insaisissables par le seul truchement des mots. Nous terminons notre odyssée de la mémoire devant la photo d’une roche noire dans le remous des vagues, semblable à mille autres roches pour quiconque… sauf pour Louis qui l’identifie au premier coup d’œil. C’est un de ses anciens repères de pêche. Son regard pétille. L’île fait partie de Louis… D’ailleurs LOUIS-ISOLA (île en italien), l’anagramme n’est pas loin.
*Moine orthodoxe qui vécut en ermitage pendant plus de 20 ans au fort de la Repentance jusqu’à ses 90 ans. Le Père Vasile a pris sa suite en 2016